Pierre Vermeren : « Le wokisme est un obscurantisme, assez bête et souvent méchant »

Votre livre est sorti après une histoire rocambolesque. Pouvez-vous nous la résumer ? C’est un livre qui nous a été commandé par Paul Garapon, directeur des PUF, pour dresser un état des lieux du wokisme en France. Il devait sortir en mars, et nous avons appris par la presse qu’il était déprogrammé… Nous étions accusés d’être soutenus par Pierre-Edouard Stérin, au prétexte qu’il finançait l’observatoire du décolonialisme, dont plusieurs auteurs du livre font partie - mais ce livre a été réalisé à titre gratuit comme souvent à l’université. On a dit que nous étions proches de Trump - il se trouve que notre livre est paru peu après son accession au pouvoir et presque au moment où il lançait son offensive anti-woke… sauf que le livre a été lancé trois ans auparavant… Enfin nous avons été attaqués par le Pr Patrick Boucheron, du Collège de France. Les PUF ont finalement décidé de publier le livre, et la tentative de censure se retourne contre les censeurs : en 15 jours, il s’en est vendu 15 000 exemplaires !Qu’est-ce que le wokisme ? Une idéologie, une philosophie ?C’est une morale. Une morale qui pourchasse les coupables. Les coupables de domination, essentiellement. Il n’y a pas un corpus très important. C’est une convergence de combats – ils appellent cela l’intersectionnalité – de combats idéologiques menés au nom de slogans, toujours pour pourfendre la domination sur les minorités, ou ce dont on décide qu’elles sont une minorité. Minorités de genre, minorités raciales, religieuses et autres. Contrairement à ce que l’on croit, c’est l’idéologie des puissants, des institutions, qui agit au nom du communautarisme. C’est un anti-universalisme, un obscurantisme tourné vers le particulier, qui mène à une régression communautaire. C’est assez bête, souvent méchant, on manipule des bons sentiments. Exemple : l’écriture inclusive. A un moment de notre histoire où l’école a grand mal à transmettre l’écriture, où les étudiants sont de plus en plus nombreux à écrire mal, au point d’ailleurs de ne pas savoir utiliser la ponctuation, l’écriture inclusive exclut de fait tous ces étudiants fragilisés : c’est l’écriture de l’administration académique. Bref c’est une logique d’exclusion au nom du bien et de la poursuite des méchants.Il y a des incohérences : d’un côté le refus absolu de l’identité concernant le sexe – je peux être une femme si je le décide -, et de l’autre l’« essentialisation » des races, qui fait que je ne peux pas me prétendre noir…C’est bourré d’incohérences ! L’intersectionnalité rassemble des gens qui n’ont rien à voir et qui parfois se haïssent. Pour les islamistes, tout ce qui a trait au genre n’existe pas ; il y a les hommes et les femmes, et les femmes sont inférieures, n’ayant pas les mêmes droits. Les voilà associés aux transactivistes, à des communautés sexuelles diverses au nom de la défense des communautés. Ce sont des combats idéologiques menés de manière très univoque...Comment des pensées aussi sommaires ont-elles pu atteindre l’Université ?D’abord il y a chez les chercheurs ou enseignants woke des activistes, ayant contracté ces idées aux Etats-Unis, dans les années 1980-1990, par exemple Pap N’Djaye, que j’ai connu autrefois brillant historien, et qui a attrapé ce virus outre Atlantique. Quand ils sont revenus en France, ils ont compris qu’il y avait un nouveau moyen de faire carrière, de réussir, d’imposer des idées nouvelles. Tout cela au moment où le marxisme s’effondrait en Europe, laissant un grand vide. On est passé de la défense des prolétaires à la défense des dominés, les femmes, les personnes « racisées », etc… Une liste construite de manière arbitraire. Cela a pris dans l’Université pour plusieurs raisons. Des professeurs ont créé des chapelles, les « studies », offrant des combats idéologiques et donc des emplois à leurs étudiants. Le tout pris en charge par Bruxelles, qui promeut et finance les programmes de recherche. Les Anglo Saxons y ont pris en main le profilage de ces programmes, en inventant des slogans : l’Occident est colonial, l’Antiquité est raciste, le sexe n’existe pas, etc. Si vous voulez faire une thèse, il faut rentrer dans ces différentes cases. Sinon vous n’avez pas de financement. D’où une éviction de nombreux domaines scientifiques. Au total on a affaire à une bureaucratisation de la recherche, fourrier de la diffusion du wokisme.Ces idées tirent-elles leur origine de la "french theory" (Foucault, Derrida, etc.) ?Ce n’est pas si net. Je crois qu’il y a une dimension religieuse. Certes, la french theory a popularisé le concept de déconstruction. Et il y a eu, dans les campus américains, une rencontre entre la déconstruction française et un protestantisme américain en crise. Le wokisme, c’est être éveillé : cela rappelle les quakers écossais du XVIIe siècle, qui tremblaient devant Dieu. Aujourd’hui, le wokisme est une attitude religieuse sans Dieu, qui tremble devant les injustices ; c’est une sorte de puritanisme moralisateur. Les Noirs réussissent moins bien que les Blancs en mathématiques, donc c’est une science blanche. Les femmes sont moins nombreuses dans l’Université, donc l’Université est machiste. On fait la morale, on criminalise, et au lieu de s’amender soi-même, on attaque les dominateurs, c’est-à-dire les Occidentaux.Le processus de déconstruction est-il forcément négatif ?Non, il n’est pas interdit d’interroger les axiomes et les postulats. Notre histoire est remplie des erreurs et des fautes de nos ancêtres. Et dans ce cas la déconstruction est intéressante dans une perspective de reconstruction ; si c’est dans une perspective d’anéantissement, de nihilisme ou de destruction, on entre dans un projet révolutionnaire qui ne mène à rien. En Europe, ces idées ont rencontré l’esprit révolutionnaire français, et notamment le mythe de l’homme nouveau, qui a déjà fait beaucoup de dégâts. Un homme nouveau désaffilié, qui a rompu avec son passé, avec ses amarres sociales et culturelles.Un des auteurs, Pierre Valentin, se demande si le projet libéral, qui « renonce à créer une normativité commune » n’a pas ouvert la porte au wokisme, qui propose en guise de projet commun, l’opposition envers nous-même. L’absence d’éthique publique, conforme au libéralisme, aurait cédé la place à une éthique commune masochiste et suicidaire. Qu’en pensez-vous ? Cette analyse est pertinente, mais on ne peut en accuser le libéralisme, qu’il est difficile de condamner d’un bloc. A un certain moment de son histoire, après les deux guerres mondiales, le libéralisme, et l’Occident en général sont entrés en crise. Après la décolonisation, l’Occident s’est retrouvé seul, avec comme seule perspective le libéralisme, ce qui en effet est un peu court.Le chapitre de Pierre-André Taguieff souligne que le wokisme est un anti-universalisme. Mais on vous répondra que l’universalisme est une idée occidentale.Absolument. L’universalisme est d’abord chrétien, puis il a été laïcisé par les Lumières. Ce n’est pas un hasard si l’Occident est parti, d’abord à la découverte, puis à la conquête du monde. L’islam a certes un aspect conquérant, mais il s’intéresse à lui, alors que l’Occident s’est intéressé à toutes les cultures. Il y a dans l’Occident un élan vers l’universel, qui s’est traduit au XXe siècle par les normes mondiales, les organisations internationales comme l’Onu ou l’Unesco. Dans ce contexte, le wokisme veut entraîner une partie de l’Occident vers un retour aux communautés. C’est ainsi que l’on dit que les musulmanes voilées sont plus libres, et que les Chinois refusent la démocratie. Le wokisme est l’allié objectif du « sud global », ce que j’appelle l’alliance des dictatures.Sur quoi l’universalisme est-il basé ? Sur l’unité de la nature humaine ?Oui, sur l’idée que tous les hommes sont égaux. Le fondement, c’est la personne humaine. C’est le christianisme qui a fait germer cette idée, qui encore une fois a été laïcisée. Tout homme a en tant que tel une dignité, que tout le monde doit respecter. C’est la mission qui a été confiée aux organisations internationales après la Deuxième Guerre mondiale.N'y a-t-il pas un reflux des idées woke, depuis l’élection de Donald Trump en particulier ?En effet, pour la première fois, le wokisme est violemment combattu là où il a fait le plus de dégâts. Il faut bien comprendre que c’est l’idéologie des puissants, l’idéologie du capitalisme américain, l’idéologie d’Internet, l’idéologie d’Hollywood - en tout cas ça l’était -, l’idéologie de l’Université, et par voie de conséquence de l’école. En France, c’est l’idéologie de l’Etat, de l’Arcom, de l’Université ; et puis c’est celle de Bruxelles. Donc ce qui se passe aux Etats-Unis est une première. Est-ce que cela aura des effets positifs, je n’en sais rien. Nous, nous combattons ici.Certaines de ces idées sont tellement délirantes qu’elles finiront par s’écrouler d’elles-mêmes…Oui, les idées délirantes finissent par s’écrouler, mais en attendant, elles font beaucoup de dégâts. C’est pour cela qu’à travers ce livre, nous disons : Attention, danger !